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MADAME
Il ne fait pas forcément bon être vieux et sage quand on se trouve sur un champ de bataille, a pensé Madame. Bien avant tout le monde, elle a compris ce qui s’annonçait, sans ambiguïté. Voyant Murgen embrocher le Maître d’Ombres, elle avait fugitivement caressé l’espoir d’une victoire, mais l’intervention des troupes de la caserne avait irrémédiablement renversé le cours des choses.
Toubib n’aurait pas dû attaquer. Il aurait dû patienter, les laisser venir à lui, ne pas s’inquiéter autant des Maîtres d’Ombres. S’il avait laissé la nouvelle armée du Sud rejoindre les soldats de la caserne, il aurait pu faire donner ses éléphants sans risque sur sa droite. Mais il n’était plus temps de gémir sur le passé. Il était temps d’opérer un miracle.
Un des Maîtres d’Ombres était hors de combat et l’autre estropié. Si seulement elle avait pu disposer d’un dixième, ou même d’un centième de son pouvoir perdu. Si seulement elle avait eu le temps de nourrir, de canaliser ce peu qui commençait à lui revenir.
Si seulement. Si seulement. La vie entière était faite de si seulement.
Où se trouvait ce maudit génie de Qu’un-Œil ? Il pouvait encore peser dans la balance. Il n’y avait personne en face pour l’empêcher de se promener dans les rangs ennemis à la manière d’une faux, au moins un certain temps.
Mais de Crapaud, nulle trace. Qu’un-Œil et Gobelin, coude à coude, s’efforçaient de leur mieux de contenir la marée. Crapaud n’était pas avec eux. Les deux sorciers paraissaient trop occupés pour s’en soucier.
La disparition du génie revêtait trop d’importance pour résulter d’un accident ou d’un aléa. Pourquoi à ce moment critique ?
Pas le temps. Pas le temps de ruminer, de fouiller les zones d’ombre pour tenter de trouver une explication aux présences et aux absences du génie qui la préoccupaient depuis longtemps déjà. Elle n’avait eu que le temps de constater – c’était flagrant – que la créature avait été imposée à Qu’un-Œil et qu’elle ne lui obéissait pas le moins du monde.
Par qui ?
Pas par un Maître d’Ombres. Les Maîtres d’Ombres se seraient servis du génie d’une façon directe. Pas par Trans’, il n’en avait pas besoin. Pas par le Hurleur, il se serait vengé.
Quel mal avait-elle oublié de citer ?
Un corbeau est passé au-dessus d’elle. Son croassement, a-t-elle trouvé, sonnait comme un rire.
Toubib et ses corbeaux. Un an qu’il radotait les mêmes histoires de corbeaux ! Et voilà que soudain les volatiles s’étaient mis à apparaître autour de lui à chaque événement grave.
Elle a tourné les yeux vers le tertre où Murgen et lui avaient planté l’étendard. Toubib portait un corbeau sur chaque épaule. Une nuée de leurs congénères tournoyaient autour de lui. Il composait une silhouette très théâtrale dans son déguisement d’Endeuilleur, au milieu de cette sarabande d’oiseaux de malheur, brandissant son épée flamboyante et s’efforçant de galvaniser ses légions en déroute.
Tandis que son esprit se concentrait sur un groupe d’ennemis, son corps s’occupait d’un autre. Elle maniait ses armes avec la grâce d’une danseuse et l’efficacité meurtrière d’une demi-déesse. Au début, elle s’était grisée en retrouvant des sensations qu’elle n’avait plus éprouvées depuis des lustres, sauf par les voies de la pratique tantrique cousine de la nuit précédente. Et puis elle avait atteint le calme parfait, opéré la séparation mystique du soi et de la chair qui s’étaient fondus pour composer un tout plus fort, plus lumineux et meurtrier.
La peur n’existait plus dans cet état, pas plus qu’aucune autre émotion. Elle était plongée dans une transe totale où le soi vaguait dans un champ de prémonitions miroitantes, tandis que le corps exécutait son sanglant ballet avec une précision et une perfection qui semaient la mort autour d’elle et de sa terrible monture.
Les ennemis se bousculaient pour la fuir et ceux de son camp pour se réfugier dans le périmètre de vide qui l’environnait. Malgré l’effondrement de l’aile droite, un îlot de résistance s’est formé.
Le soi effleurait de lumineux souvenirs nés la nuit d’avant, celui de deux corps en sueur s’épuisant l’un pour l’autre, celui de son ébahissement pendant et après. De toute sa vie, jamais elle ne s’était départie de cette absolue maîtrise d’elle-même. Pourtant, à plusieurs reprises, elle avait éprouvé d’incontrôlables transports. À son âge.
Elle a tourné le regard vers Toubib, maintenant harcelé par l’ennemi. Alors une ombre s’est insinuée dans sa perfection létale et lui a montré pourquoi elle avait nié si longtemps cette partie d’elle-même.
L’idée de perdre.
Perdre importait.
Cette brutale évidence a titillé le soi et l’a distrait. Elle voulait prendre le contrôle de la chair, forcer les choses à s’accorder à ses désirs.
Madame a mis le cap vers Toubib, flanquée de son noyau de fidèles. Mais l’ennemi avait perçu le changement : la terrible machine à tuer d’un moment plus tôt n’était plus invulnérable. Il est revenu à la charge. Un à un, les fidèles sont tombés.
Alors elle a vu Toubib recevoir la flèche et mordre la poussière au pied de l’étendard. Elle a poussé un cri et piqué des deux, bousculant ennemis et amis pêle-mêle.
Son élan de douleur et de colère l’a portée au milieu d’une meute d’adversaires qui l’ont assaillie de tous côtés. Elle en a occis plusieurs, mais d’autres l’ont désarçonnée et ont chassé son destrier écumant de fureur. Elle s’est défendue avec l’énergie du désespoir et forte de sa technique contre des soldats mal entraînés. Mais la médiocrité de ses ennemis n’a pas suffi. Leurs cadavres ont eu beau s’accumuler, ils l’ont finalement mise à genoux…
Alors une vague chaotique a culbuté ce combat perdu au milieu de la bataille – des hommes en fuite, des hommes à leur poursuite – et quand le flot humain a cessé de déferler, il ne restait plus d’elle qu’un bras émergeant d’un empilement de macchabées.